Traitons la « prudence » avec circonspection

Pour éviter de sérieux contresens, se rappeler ici (comme chez Machiavel ou Platon et Aristote) que, quand on parle ici de «prudence», ce n'est pas au sens courant (ne pas se mettre en danger, ne pas être aventureux, être précautionneux). Prudent, par le latin auquel il emprunte sa forme, signifiait prévoyant dans les deux sens du terme (capacité à la prévision, capacité à la prévoyance). La sagesse (la connaissance de celui qui a su prévoir) a suivi, mais aussi, plus spécialement, la sagesse pratique. Revenons donc sur ce mot… avec prudence !

Statue du jurisconsulte romain Ulpien (palais de justice de Bruxelles)
(Crédit photo : Flicker/« Antonio Ponte », CC-BY 2.0)
On peut y perdre son latin. Il est vrai que le latin lui-même — qui nous a servi de truchement pour des termes grecs à l'origine — conserve cette ambivalence. Dans prudens et prudentia, il y a la capacité à la prévoyance et à la prévision (voir d'avance et s'y préparer), une sagesse pratique, mais aussi un savoir-faire et finalement, cette distinction entre choses bonnes et mauvaises qui nous incite — et vous avec dans l'emploi de ce mot — à une réelle… prudence. Leur interprétation peut donner lieu à maints contresens.
Or, ce qui n'est pas gênant dans un échange informel peut se révéler beaucoup plus gênant dans une copie d'examen. C'est d'autant plus vrai que, dans les langues savantes (celles de la philosophie, notamment de la philosophie politique ; du droit, et de l'histoire du droit en particulier), le sens courant peut varier loin du sens commun dont on ne se méfiera jamais assez, diront les sociologues.
La langue savante n'est rien d'autre qu'un jargon, non pas au sens péjoratif du jargon du jargonneur jargonnant dans un vide sans fond. Il s'agit bien du jargon comme langage spécialisé propre à une profession (le jargon médical) comme à un domaine d'études. Et dans les études, justement, on attend de l'étudiant·e une maîtrise de la langue propre à la discipline évaluée. Or, en ce sens, la prudence, si elle n'exclut pas la « prudence » au sens courant (ne pas se risquer), ne l'inclut pas nécessairement.
Dans des textes classiques ou anciens, mais aussi des textes savants qui y renvoient, il convient d'être, non pas prudent, mais avisé, lorsque l'on rencontre les termes prudent, prudence. C'est d'autant plus vrai que les traductions françaises, jusqu'au XIXe siècle au moins, ont été le fait d'une gent de lettres ou d'une gent savante (voir Gens, gent, gentillé : nos gentils éclaircissements) qui a baigné dans le latin.
De la connaissance, on en est venu à la sagesse («C'est un sage») qui exprime la capacité à énoncer la vérité ou à trancher objectivement en raison d'une connaissance quasi parfaite: pour le Trésor de la langue française, est sage «qui a la capacité de comprendre et de juger justement toutes choses». On y mêle la sagesse et le tempérament «juste et pondéré».
La condition étant gommée, est resté la sagesse comme attitude, liée à une retenue (ne pas se laisser emporter par ses passions et ses préférences), cette même retenue s'appliquant, passivement, à l'élève ou à l'enfant qui ne perturbe pas la leçon qu'il apprend (il est sage, au sens courant, pour le devenir au sens philosophique).
La prudence est donc sagesse, mais sagesse au sens pratique. On peut se référer à Littré (lexicographe illustre du XIXe siècle qui reste une référence, même si la langue qu'il décrit est vieillie):
«Prudence : vertu qui fait connaître et pratiquer ce qui convient dans la conduite de la vie.» (https://www.littre.org/definition/prudence)
Chez un gouvernant, c'est peut-être ce que Bourdieu aurait pu appeler le «sens pratique» attendu.
Il peut y avoir des différences. Chez Aristote, le monde sublunaire (la Terre) est un mélange d'ordre et de chaos. Reprenant mes notes d'histoire de la philosophie politique en L1 (gardez vos notes de cours : vous ne pouvez prévoir quand elles vous seront utiles au-delà même de l'examen), j'y lis que « La science de ce désordre relatif est la prudence, science de la connaissance en action (la praxis) ».
En revanche, dans des textes traduits du droit de l'Antiquité romaine, on trouvera dans prudents des personnages ayant la sagesse du droit (théorique et pratique). C'est ce que l'on trouve dans jurisprudence. Ainsi sont parfois qualifiés Papinien, Paul, Ulpien et Modestin (plusieurs avaient été préfets du prétoire au IIIe siècle, l'équivalent d'un Premier ministre impérial civil). Hauts fonctionnaires et jurisconsultes, ils ont été cités comme des références absolues, de la loi des citations (436) jusqu'au Digeste de Justidien (529-534). On est bien ici dans la connaissance du droit (jurisprudence), et la seule prudence qu'ont les jurisconsultes est de bien vérifier qu'ils ont bien mobilisé, au-delà du droit positif (les textes), les éléments de jurisprudence évitant les impairs.
Bref, le terme prudent pouvant lui-même varier, hors du sens commun, d'une langue savante à l'autre, utilisez le avec circonspection ! Par exemple, n'imaginez pas que prud'hommes désigne des « hommes prudents » :c'est une étymologie erronée. Les prud'hommes n'ont pas à voir avec les prudents, mais avec les preux (1) ! Ah ! on n'est jamais assez… prudent !

(1) Voir le Dictionnaire historique de la langue française (dir. Alain Rey, éd. Le Robert).

Mis à jour le 29 novembre 2017